Titre : Oeuvre de pédagogie esthétique (L'Homologie formelle)
Date : 1989
Format : Variable (la toile : 22,2 x 27,2 cm)
Auteur du texte : Hugo Bernard
par Hugo Bernard
Pour
ne pas se laisser submerger par la subjectivité de cette réalisation, il
convient, au mieux, de s’approprier le cadre déterminé qui régit les Œuvres de pédagogie esthétique proposées
par Roland Sabatier de 1988 à 1990. Plusieurs
segments de cette série furent d’abord exposés pour la première fois en 1989 à
la galerie Annick Glass de Billom, en 2006, au Site Expérimental de Pratiques
Artistiques de Rennes et, en plus grand nombre, plus récemment, en 2013, dans
le cadre de la Fondation du Doute, située à Blois. Ce regroupement, qui a pour
thème la didactique, trouve des éclaircissements supplémentaires dans
l’entretien « Lettrisme et pédagogie » réalisé en 2006 entre Roland
Sabatier et Éric Monsinjon : « […]
J’ai pensé organiser et approfondir ces sortes d’« œuvres-réponses » qui
pouvaient ainsi « parler » à ma place. […] Tout le monde veut savoir ce qu’est
le Lettrisme. Alors, il faut l’expliquer dans des relations interpersonnelles
privées ou publiques, des conférences, des débats, et plus on l’explique, mieux
on l’explique, car on ressent très vite la nécessité de dire tout ça avec
méthode et discernement. Habituellement, cela s’accomplit avec des mots, en
général dans le cadre de lieux éducatifs, avec les œuvres de cette série, je le
fais avec les moyens de l’art, dans le cadre d’expositions. »
L’extrait
de cet échange, qui relève de la préconception, permet de s’imprégner de la
richesse qui se dégage de ce corpus esthétique d’où émanent diverses formes et
propositions. Chacune d’elles met en place une toile noire, présentant dans le
coin supérieur gauche, des segments de couleur rouge, jaune, verte et bleue qui
rappellent simultanément le tableau noir et les feuilles d’écolier. Ces traits
multicolores déterminent une série de mots peints qui révèlent à la fois le
fondement de la concrétisation et un enseignement issu du Lettrisme. L’intérêt
se portera toutefois, dans cet ensemble, sur l’Homologie
formelle, élaborée en 1989, qui consiste plus précisément en une
multitude d’impressions représentant à l’identique une organisation de signes,
caractéristique des réalisations de l’artiste, accompagnée de la réflexion
suivante : « Dans la phase moderne de leur évolution, les arts
s’intériorisent pour ne plus offrir que des détails minimes qui les conduiront
à leur mort. Au-delà, l’art peut même ne plus proposer ces nuances et
explorer leur absence à travers des organisations non nuancées, redondantes ou répétitives.
Dans l’art hypergraphique, ce genre d’œuvre de banalisation ou d’homologie
formelle peut se traduire par la présentation simultanée et répétée autant de
fois que possible d’un même et unique ensemble de signes. J’ai réalisé
dans l’art des signes ce que, avec sa musique d’ameublement, Satie accomplit
dans l’art des notes ou de la musique ».
En
quelques mots, ce texte explique concrètement le concept de l’Homologie formelle, en précise sa
source, attachée à Erik Satie, et, au-delà de lui, démontre comme une possibilité
nouvelle la nécessité de sa généralisation dans le cadre de l’exploration
esthétique.
Ce
désir de transmission est présent dans la plupart des manifestations de cet
artiste, et, parmi celles-ci, les Œuvres
de pédagogie esthétique se révèlent être une démonstration
pertinente de la propagation des théories de l’hyper-créatisme *.
Si
Satie, au nom du dadaïsme mono-destructeur, introduit la banalité consciente
dans la musique, Roland Sabatier, au nom de la polythanasie esthétique
poly-destructive, l’introduit avec cette œuvre dans le domaine de l’art
hypergraphique.
Au-delà de sa dimension pédagogique, cette réalisation
se réfère à l’une des théories fondamentales du Lettrisme, élaborée par Isidore
Isou en 1946, la « loi esthétique des deux hypostases ». Cette loi
considère que tout art existant possède deux phases dans leur évolution : la
première, dite « amplique », développe l’organisation des particules
élémentaires au profit de l’anecdote ; la seconde, nommée « ciselante »,
comme l’évoque la première ligne de l’Homologie, se caractérise, a contrario de la
précédente, par une phase de mise en doute, de repliement et d’hermétisme,
évoluant vers des horizons qui se verront cloisonnés, dégradés puis, pulvérisés
par la « polythanasie esthétique ».
Ce dernier concept, riche de multiples
possibilités dévastatrices, désigne la multi-destruction des secteurs
(mécanique, élémentique, rythmique, anecdotique, etc.) constitutifs d’une œuvre
d’art. Cette méthode de décadence esthétique, théorisée par Isou en
1963, sera l’une des spécialités de Roland Sabatier et lui permettra de
dévoiler des nuances inédites dans la phase ciselante de plusieurs arts
traditionnels (ballet, théâtre, cinéma) et d’expressions révélées par l’hyper-créatisme
(hypergraphie, art infinitésimal). La constance de cette démarche est démontrée
par cet artiste en de très nombreuses œuvres comme, pour n’en citer que
quelques-unes, Les Preuves (1966),
Adieu Méliès (1969), Souvenances : Suite pour x mémoires (1974),
Bribes de discours hypergraphique en
forme d’édifices (1980) ou, plus récemment, Le silence éternel de ces espaces infinis
m’effraie (2007).
Cependant, pour entretenir et développer un
rapport complet avec l’Art, il ne demeurera pas figé dans cette dimension.
Occulter ses créations ampliques dans l’hypergraphie, l’esthapéïrisme, le
supertemporel ou l’excoordisme serait invraisemblable pour quiconque
souhaiterait découvrir la pluralité et la beauté de ses apports.
L’Homologie
tient de l’Hypergraphie, ou l’art des multi-écritures, recourant
à l’intégralité des signes (non conceptuels) phonétiques, lexiques,
idéographiques, acquis ou possibles, existants ou inventés. Dans ce contexte, cette
réalisation présente un dispositif ciselant qui s’inscrit dans la banalisation
appliquée à une organisation de signes. En cela, son titre devient moins
énigmatique.
La redondance, comme l’œuvre elle-même le
précise, tire son origine de la « musique d’ameublement » d’Erik
Satie, une musique répétitive destinée à être simplement entendue plutôt qu’à
être écoutée, et ce, afin de « meubler » le silence. Cette pratique,
une fois détournée, pourrait déterminer l’Homologie de Roland Sabatier comme une hypergraphie à voir
plutôt qu’à contempler dans sa banalité visuelle.
Toujours est-il que ce dispositif, repris
dans le cadre du système polythanasique comme un moyen inédit d’anéantissement,
devient applicable à l’intégralité des branches esthétiques, comme Roland
Sabatier l’a proposé, en 1974, dans Situation
de mes apports dans la polythanasie esthétique (1969-1974), où,
parmi les multiples procédés destructeurs qu’il met en œuvre il l’explicitera comme
celui de la « polythanasie par la banalisation » qui « consiste
dans la présentation simultanée, à partir d’un lieu unique, d’un certain nombre
d’éléments hypergraphiques ou esthapéïristes absolument identiques. La
reproduction mécanique en série ou la multiplication productive, par la
répétition attendue qu’elle sous-entend, est ici envisagée comme un moyen de
dépréciation ou de banalisation capable d’engendrer le dégoût et le désintérêt
de l’amateur pour l’accomplissement ainsi proposé. Ce principe de
l’accumulation d’éléments esthétiques identiques, qui oblige l’artiste à signer
comme une œuvre d’art autonome, un ensemble de mêmes reproductions d’une image
donnée, peut s’appliquer à chacun des secteurs d’une œuvre ou à l’œuvre
générale, considérée comme achevée ».
Une
telle conception du « redondant » n’est pas sans analogie avec quelques
productions contemporaines proposées par différents artistes extérieurs au Lettrisme.
Outre le fait que celles-ci semblent ignorer les richesses de la structure
polythanasique, le caractère répétitif de leurs œuvres s’adresse toujours à la
représentation de l’image figurative ou à sa réduction déchue dans le
non-figuratif et non aux formes neuves suscitées par le Lettrisme.
Là où
ses contemporains s’enlisent dans la banalisation du passé, l’auteur parvient,
en quelque sorte, à produire de l’inédit à partir du banal.
Le
contraste entre nouveauté et banalité ou, plus précisément, entre Sabatier et les
autres, révèle l’écart qui sépare une méthode de réalisation créatrice d’une méthode
de réalisation productive. Alors que le premier a su intégrer une rythmique
répétitive au sein de l’Hypergraphie comme exploration inusitée, ces derniers
poursuivent tardivement la volonté dadaïste dans l’art plastique. Aussi, en
opposition avec une production principalement basée sur la duplication
abondante, l’Homologie formelle
n’est qu’une teinte parmi l’arc-en-ciel dense qu’offre cette figure
incontournable du Lettrisme qu’est Roland Sabatier.
Naturellement, l’auteur des Œuvres de pédagogie esthétique a
conscience que l’utilisation d’influences antérieures est délicate, car elle
mène la grande majorité des contemporains à l’imitation rétrograde. Avec sa
référence au grand musicien dadaïste, il nous démontre qu’il est cependant possible
d’extraire de ce passé les meilleures données, pourvu qu’elles soient transformées
en faveur d’un présent qui explore différentes étapes et nuances dans les
expressions révélées par l’Hyper-créatisme, comme l’Hypergraphie, l’Art
imaginaire ou l’Excoordisme.
* Terme
remplaçant « Lettrisme » pour mieux désigner ce mouvement qui a
apporté, au-delà de l’insertion de la lettre latine au sein de la poésie, la
musique et l’art plastique, de nouvelles valeurs dans l’ensemble des
disciplines de la culture.