samedi 1 novembre 2014

SABATIER / BERNARD

Artiste : Roland Sabatier
Titre : Oeuvre de pédagogie esthétique (L'Homologie formelle)
Date : 1989
Format : Variable (la toile : 22,2 x 27,2 cm)
Auteur du texte : Hugo Bernard



L’«HOMOLOGIE FORMELLE» OU LE CONCEPT DE RÉPÉTITION DANS L’ŒUVRE DE ROLAND SABATIER
par Hugo Bernard

Pour ne pas se laisser submerger par la subjectivité de cette réalisation, il convient, au mieux, de s’approprier le cadre déterminé qui régit les Œuvres de pédagogie esthétique proposées par Roland Sabatier de 1988 à 1990. Plusieurs segments de cette série furent d’abord exposés pour la première fois en 1989 à la galerie Annick Glass de Billom, en 2006, au Site Expérimental de Pratiques Artistiques de Rennes et, en plus grand nombre, plus récemment, en 2013, dans le cadre de la Fondation du Doute, située à Blois. Ce regroupement, qui a pour thème la didactique, trouve des éclaircissements supplémentaires dans l’entretien « Lettrisme et pédagogie » réalisé en 2006 entre Roland Sabatier et Éric Monsinjon : « […] J’ai pensé organiser et approfondir ces sortes d’« œuvres-réponses » qui pouvaient ainsi « parler » à ma place. […] Tout le monde veut savoir ce qu’est le Lettrisme. Alors, il faut l’expliquer dans des relations interpersonnelles privées ou publiques, des conférences, des débats, et plus on l’explique, mieux on l’explique, car on ressent très vite la nécessité de dire tout ça avec méthode et discernement. Habituellement, cela s’accomplit avec des mots, en général dans le cadre de lieux éducatifs, avec les œuvres de cette série, je le fais avec les moyens de l’art, dans le cadre d’expositions. »
L’extrait de cet échange, qui relève de la préconception, permet de s’imprégner de la richesse qui se dégage de ce corpus esthétique d’où émanent diverses formes et propositions. Chacune d’elles met en place une toile noire, présentant dans le coin supérieur gauche, des segments de couleur rouge, jaune, verte et bleue qui rappellent simultanément le tableau noir et les feuilles d’écolier. Ces traits multicolores déterminent une série de mots peints qui révèlent à la fois le fondement de la concrétisation et un enseignement issu du Lettrisme. L’intérêt se portera toutefois, dans cet ensemble, sur l’Homologie formelle, élaborée en 1989, qui consiste plus précisément en une multitude d’impressions représentant à l’identique une organisation de signes, caractéristique des réalisations de l’artiste, accompagnée de la réflexion suivante : « Dans la phase moderne de leur évolution, les arts s’intériorisent pour ne plus offrir que des détails minimes qui les conduiront à leur mort. Au-delà, l’art peut même ne plus proposer ces nuances et explorer leur absence à travers des organisations non nuancées, redondantes ou répétitives. Dans l’art hypergraphique, ce genre d’œuvre de banalisation ou d’homologie formelle peut se traduire par la présentation simultanée et répétée autant de fois que possible d’un même et unique ensemble de signes. J’ai réalisé dans l’art des signes ce que, avec sa musique d’ameublement, Satie accomplit dans l’art des notes ou de la musique ».
En quelques mots, ce texte explique concrètement le concept de l’Homologie formelle, en précise sa source, attachée à Erik Satie, et, au-delà de lui, démontre comme une possibilité nouvelle la nécessité de sa généralisation dans le cadre de l’exploration esthétique.
Ce désir de transmission est présent dans la plupart des manifestations de cet artiste, et, parmi celles-ci, les Œuvres de pédagogie esthétique se révèlent être une démonstration pertinente de la propagation des théories de l’hyper-créatisme *.
Si Satie, au nom du dadaïsme mono-destructeur, introduit la banalité consciente dans la musique, Roland Sabatier, au nom de la polythanasie esthétique poly-destructive, l’introduit avec cette œuvre dans le domaine de l’art hypergraphique.
Au-delà de sa dimension pédagogique, cette réalisation se réfère à l’une des théories fondamentales du Lettrisme, élaborée par Isidore Isou en 1946, la « loi esthétique des deux hypostases ». Cette loi considère que tout art existant possède deux phases dans leur évolution : la première, dite « amplique », développe l’organisation des particules élémentaires au profit de l’anecdote ; la seconde, nommée « ciselante », comme l’évoque la première ligne de l’Homologie, se caractérise, a contrario de la précédente, par une phase de mise en doute, de repliement et d’hermétisme, évoluant vers des horizons qui se verront cloisonnés, dégradés puis, pulvérisés par la « polythanasie esthétique ».
Ce dernier concept, riche de multiples possibilités dévastatrices, désigne la multi-destruction des secteurs (mécanique, élémentique, rythmique, anecdotique, etc.) constitutifs d’une œuvre d’art. Cette méthode de décadence esthétique, théorisée par Isou en 1963, sera l’une des spécialités de Roland Sabatier et lui permettra de dévoiler des nuances inédites dans la phase ciselante de plusieurs arts traditionnels (ballet, théâtre, cinéma) et d’expressions révélées par l’hyper-créatisme (hypergraphie, art infinitésimal). La constance de cette démarche est démontrée par cet artiste en de très nombreuses œuvres comme, pour n’en citer que quelques-unes, Les Preuves (1966), Adieu Méliès (1969), Souvenances : Suite pour x mémoires (1974), Bribes de discours hypergraphique en forme d’édifices (1980) ou, plus récemment, Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie (2007).
Cependant, pour entretenir et développer un rapport complet avec l’Art, il ne demeurera pas figé dans cette dimension. Occulter ses créations ampliques dans l’hypergraphie, l’esthapéïrisme, le supertemporel ou l’excoordisme serait invraisemblable pour quiconque souhaiterait découvrir la pluralité et la beauté de ses apports.
L’Homologie tient de l’Hypergraphie, ou l’art des multi-écritures, recourant à l’intégralité des signes (non conceptuels) phonétiques, lexiques, idéographiques, acquis ou possibles, existants ou inventés. Dans ce contexte, cette réalisation présente un dispositif ciselant qui s’inscrit dans la banalisation appliquée à une organisation de signes. En cela, son titre devient moins énigmatique.
La redondance, comme l’œuvre elle-même le précise, tire son origine de la « musique d’ameublement » d’Erik Satie, une musique répétitive destinée à être simplement entendue plutôt qu’à être écoutée, et ce, afin de « meubler » le silence. Cette pratique, une fois détournée, pourrait déterminer l’Homologie de Roland Sabatier comme une hypergraphie à voir plutôt qu’à contempler dans sa banalité visuelle.
Toujours est-il que ce dispositif, repris dans le cadre du système polythanasique comme un moyen inédit d’anéantissement, devient applicable à l’intégralité des branches esthétiques, comme Roland Sabatier l’a proposé, en 1974, dans Situation de mes apports dans la polythanasie esthétique (1969-1974), où, parmi les multiples procédés destructeurs qu’il met en œuvre il l’explicitera comme celui de la « polythanasie par la banalisation » qui « consiste dans la présentation simultanée, à partir d’un lieu unique, d’un certain nombre d’éléments hypergraphiques ou esthapéïristes absolument identiques. La reproduction mécanique en série ou la multiplication productive, par la répétition attendue qu’elle sous-entend, est ici envisagée comme un moyen de dépréciation ou de banalisation capable d’engendrer le dégoût et le désintérêt de l’amateur pour l’accomplissement ainsi proposé. Ce principe de l’accumulation d’éléments esthétiques identiques, qui oblige l’artiste à signer comme une œuvre d’art autonome, un ensemble de mêmes reproductions d’une image donnée, peut s’appliquer à chacun des secteurs d’une œuvre ou à l’œuvre générale, considérée comme achevée ».
Une telle conception du « redondant » n’est pas sans analogie avec quelques productions contemporaines proposées par différents artistes extérieurs au Lettrisme. Outre le fait que celles-ci semblent ignorer les richesses de la structure polythanasique, le caractère répétitif de leurs œuvres s’adresse toujours à la représentation de l’image figurative ou à sa réduction déchue dans le non-figuratif et non aux formes neuves suscitées par le Lettrisme.
Là où ses contemporains s’enlisent dans la banalisation du passé, l’auteur parvient, en quelque sorte, à produire de l’inédit à partir du banal.
Le contraste entre nouveauté et banalité ou, plus précisément, entre Sabatier et les autres, révèle l’écart qui sépare une méthode de réalisation créatrice d’une méthode de réalisation productive. Alors que le premier a su intégrer une rythmique répétitive au sein de l’Hypergraphie comme exploration inusitée, ces derniers poursuivent tardivement la volonté dadaïste dans l’art plastique. Aussi, en opposition avec une production principalement basée sur la duplication abondante, l’Homologie formelle n’est qu’une teinte parmi l’arc-en-ciel dense qu’offre cette figure incontournable du Lettrisme qu’est Roland Sabatier.
Naturellement, l’auteur des Œuvres de pédagogie esthétique a conscience que l’utilisation d’influences antérieures est délicate, car elle mène la grande majorité des contemporains à l’imitation rétrograde. Avec sa référence au grand musicien dadaïste, il nous démontre qu’il est cependant possible d’extraire de ce passé les meilleures données, pourvu qu’elles soient transformées en faveur d’un présent qui explore différentes étapes et nuances dans les expressions révélées par l’Hyper-créatisme, comme l’Hypergraphie, l’Art imaginaire ou l’Excoordisme.

* Terme remplaçant « Lettrisme » pour mieux désigner ce mouvement qui a apporté, au-delà de l’insertion de la lettre latine au sein de la poésie, la musique et l’art plastique, de nouvelles valeurs dans l’ensemble des disciplines de la culture.

samedi 4 octobre 2014

HACHETTE / CARON

Artiste : Micheline Hachette
Titre : Le Déjeuner sur l'herbe (réinterprétation infinitésimale)
Date : 1978
Format : 150 x 200 cm.
Auteur du texte : Anne-Catherine Caron


















UN AUTRE DEJEUNER SUR L'HERBE 
par Anne-Catherine Caron

Au premier abord, la mise en œuvre d’une théorie comme celle-là, même si l’on peut abstraitement en saisir la jouissance anticipée de ses concrétisations possibles peut également sembler barbare et inaccessible, si ce n’est obsessionnelle.
Le Déjeuner sur l’herbe de Micheline Hachette, présenté pour la première fois, en 1978 au Palais du Luxembourg, dans le cadre du Salon de la Lettre et du Signe, me semble, comme « réinterpétation infinitésimale » représenter une illustration majeure de cette novation par la façon dont elle met en scène des réalités virtuelles et imaginaires à partir d’un monument de l’histoire la peinture.
Cette manière de suggérer un tableau aussi célèbre, constituant en soi une certaine rupture dans la peinture du XIXe siècle, et si troublant par ce qu’il introduit de mise en abîme d’une thématique débouchant sur une hallucinante ironie, Hachette recourt à des notations-tremplins simples et même prosaïques.
A travers un plan d’herbe factice, la disposition d’un pique-nique moderne de supermarché, réduite à quelques verres en plastique, des assiettes en carton, plusieurs serviettes de papier à carreau et des cubes surchargés sur leur surface de notations (ceux-ci figurant la signature de l’artiste et sa présentification), cette oeuvre me semble résoudre opportunément le problème de la perception située, au-delà du concret, dans l’imaginaire, par la mutation de sens, fondée sur la substitution d’une représentation par une autre, différente, inconcevable qui, en elle-même, ne s’imposera que comme l’une des expressions envisageables de l’œuvre prise en référence. L’ombre des personnages peints grandeur nature par Manet plane sur le contexte environnant, paysager, suggérée dans la réinterprétation comme dans le but de rendre présent ce qui, par essence, est absent, mais, en même temps, si présent au travers de cette inédite représentation du célèbre tableau moderne.

Anne-Catherine Caron, extrait de Le Lettrisme au-delà de la Féminitude/ Il Lettrismo al di là della Femminilitudine, précédé de L'Apport du Lettrisme et du Juventisme au mouvement de libération des femmes d'Isidore Isou, Ed. Zero Gravità, Sordevolo, 2008.